jeudi 14 octobre 2010

Les rendez-vous du diableconte du vendredi



Les rendez-vous du diable

Cinq jours après la rencontre que j’avais faite des trois cavaliers, je venais à minuit au rendez-vous que m’avait donné le grand cavalier noir.
Le grand cavalier noir m’attendait sur son cheval noir. Le maître et le coursier étaient saisis d’une telle immobilité, qu’ils avaient bien plutôt la ressemblance d’une statue coulée en bronze que celle de deux créatures pleines de vie et de force. Les deux compagnons du grand cavalier noir ne l’avaient pas suivi.
Au ciel et sur la montagne régnait un repos profond. Et cependant cette tranquillité avait un caractère si étrange, qu’au lieu d’inspirer de douces émotions, elle engendrait de sinistres appréhensions. Les plantes et les herbes, saisies par la gelée, grésillaient tristement. La lune écornée n’avait pas de lumière. Autour de nous on entendait comme un bruissement d’écailles, puis des éclats de rire odieux et étouffés, des râles sinistres et prolongés. Mais d’où partaient ces bruits, je ne savais le dire.
À mon approche le cavalier laissa tomber la bride sur le col de son coursier et s’écria :
« Je suis content de ton exactitude.
- Ne vous avais-je pas promis de tenir la parole que je vous avais donnée ?
- Promettre et tenir sont deux, tu le sais. L’homme est oublieux quand l’heure du péril s’est envolée. Pour un qui observe sa foi, mille se parjurent. Tu as ressenti les effets de ma puissance.
- Oui, seigneur cavalier.
- Ton troupeau était-il au complet ?
- Oui.
- Tu vois qu’il ne faut jamais désespérer du lendemain.
- Je vous en donne la preuve.
- C’est cela ! s’écria-t-il en ricanant de son rire diabolique. Tu es alléché par l’espoir d’un plus grand bien, espoir basé sur le service que je t’ai rendu il y a cinq jours.
- Et quand cela serait ? dis-je en m’enhardissant.
- Pas si sot qu’il en a l’air.
- Vous êtes si bon juge.
- Assez, s’écria-t-il d’une voix formidable. Es-tu décidé à me suivre ?
- Oui et non.
- Explique-toi.
- Oui, je suis décidé à vous suivre, car vous m’avez fait du bien ; et vous m’en ferez encore, n’est-ce pas, seigneur cavalier ?
- Achève ! dit-il avec impatience.
- Non, je ne veux pas vous suivre, à moins que vous ne vous fassiez connaître. Un homme de sens peut-il, sans danger, s’attacher à un inconnu ?
- Tu es curieux.
- Je veux savoir qui je sers et qui m’aime.
- Qui te protège.
- Soit.
- Les forts aiment les forts, leurs égaux ; ils secourent les faibles, leurs inférieurs.
- Qui êtes-vous, monsieur le cavalier ?
- Je suis serviteur du grand diable d’enfer. »
Et, en me faisant cette réponse, la voix du grand cavalier noir résonna d’une façon stridente, comme une longue trompette fêlée ; ses narines vomirent, du feu, du soufre et de la fumée ; ses cheveux noirs se transformèrent en autant de vipères d’un pourpre d’écrevisse bouillie, et des pieds à la tête, de noir qu’il était il devint d’un rouge sang de bœuf.
À cette parole formidable, à cet aspect imprévu et effroyable, je demeurai muet et tremblant. Le frisson de la mort courait dans mes veines. J’étais en présence de Satan, et il allait m’emporter dans les régions infernales.
« Ne crains pas, s’écria-t-il en voyant ma frayeur.
- Je cesserai bientôt de trembler.
- Veux-tu me suivre ?
- Où me mènerez-vous ?
- Tu le sauras plus tard. En attendant, es-tu décidé à te donner à moi ?
- Oui, je me donne à vous.
- Puisqu’il en est ainsi, je te promets de veiller sur ton bétail.
- Ce n’est pas tout, sans doute.
- Je te ferai du bien.
- Je m’en rapporte à vous.
- Dès à présent je t’ordonne de renoncer à l’église.
- Je renonce à l’église.
- Je t’ordonne de renier Dieu.
- Je renierai Dieu.
- Je t’ordonne de renier la vierge Marie.
- Je renie la vierge Marie.
- Tu n’invoqueras plus les saints du paradis.
- C’est bien.
- Tu renonces au baptême.
- C’est entendu.
- Adieu ! s’écria-t-il en me donnant sa main gauche à baiser.
- Adieu ! mon maître, » m’écriai-je, et portant cette main sur mes lèvres : et, chose horrible à penser et à dire, cette main était verte, froide et humide comme celle d’un trépassé, et cependant mes lèvres étaient brûlées à cet affreux contact. .
J’abandonnais à peine cette main, et le grand cavalier noir s’évanouissait comme par enchantement.
Plusieurs années s’écoulèrent.
À l’heure de minuit, le grand diable me visitait. Il se tenait debout devant moi, et ne prononçait pas une seule parole. Il se contentait de protéger mon troupeau. J’avais cessé de fréquenter l’église : si j’avais un moment de faiblesse, ou quelque bien à attendre, au lieu d’invoquer le saint nom de Dieu, j’invoquais celui du diable ; si bien qu’à cette heure, s’il me fallait réciter un Pater ou un Ave, je ne saurais le faire, tant ma mémoire en a perdu le souvenir. En outre, en abandonnant la science de Dieu, je voulais entrer dans la science de Satan. J’interrogeais souvent le grand cavalier noir sur le diable, sur l’enfer ; je le pressais vivement de mes questions au sujet des démons et du monde qu’ils habitaient ; je brûlais de connaître le sort et la puissance qui m’étaient réservés, et le grand cavalier noir ne satisfaisait jamais ma curiosité. II voulait, par tous ces délais, mettre ma constance à l’épreuve.
À la fin, cinq ans après notre première rencontre, une nuit anniversaire de celle où je m’étais donné au grand diable d’enfer, le cavalier noir me commanda d’abandonner mon troupeau et de me transporter dans un bois situé auprès de Chastel-Chardon.
« Que se passe-t-il donc au bois de Chastel-Chardon ? lui demandai-je.
- Il s’y passe d’étranges et de merveilleuses choses.
- Qui dois-je y rencontrer ?
- Les sorcières et les sorciers mes amis.
- Dans quel but cette réunion des sorciers ?
- Dans le but de célébrer ma fête.
- Votre fête ?
- Ma fête, cela t’étonne ? s’écria d’une voix railleuse le grand cavalier noir.
- Votre nom n’est pas dans l’almanach ?
- Imbécile ! tu es bien avancé. Je t’en fais mon compliment. Tu ne connais que l’almanach de ton diocèse, mais l’almanach des enfers ?
- Ah ! c’est vrai, votre fête, c’est drôle pourtant.
- N’avais-tu pas la fête de Dieu ? cria-t-il d’une voix courroucée.
- Je ne m’en rappelle plus, mon maître.
- C’est bien. Mais sache donc que le Dieu du paradis ayant sa fête, le dieu des enfers doit avoir sa fête. Adieu donc et à bientôt.
- Adieu donc et à bientôt ! »
J’arrivai au rendez-vous sur les deux heures du matin. La forêt était lugubre. Le ciel était noir. La nuit me semblait propice à la réunion des sorciers. Je ne rencontrai d’abord personne : mais bientôt, dans un carrefour éloigné, j’entendis des voix étranges et des piétinements en cadence. Je hâtai ma course et je me rencontrai en face du grand cavalier noir. -
II me prit par la main. C’était toujours la même main verte, froide et humide comme celle d’un trépassé. Et comme nous cheminions côte à côte, je voulus le dévisager. Il était bien changé. Sa taille et ses mains avaient la même tournure et la même forme. Quant à son visage, on ne le reconnaissait plus. Figurez-vous, sur le col d’un homme, un crâne de squelette, sans couleur et sans chair. Une chandelle fichée au milieu de ce crâne l’éclairait d’une lueur fantastique et vacillante.
Tout en marchant, je remarquais que le corps du grand cavalier noir craquait. On aurait dit des os qui, s’ajustant mal entre eux, ne s’agitaient que difficilement et qu’en grinçant.
Il me mena dans la ronde des sorciers. Ces gens avaient des visages horribles, et ils ressemblaient plus à des crapauds et à des chauve-souris qu’à des humains.
Chacun des assistants tenait dans sa main une chandelle verte qui jetait une flamme bleue et jaune. Et, chose extraordinaire à rapporter, la flamme de la chandelle, tourmentée par un aquilon des plus furieux, ne s’éteignait jamais.
Le cavalier noir présidait à la danse. Ses deux compagnons l’assistaient et soufflaient violemment dans des bouquins de cuivre.
Les danseurs formaient une ronde dont la chaîne se déroulait avec une rapidité prodigieuse et ils chantaient des refrains d’une telle impiété et d’une telle férocité, qu’il m’est impossible de les répéter devant votre auguste seigneurie.
J’allais oublier de rapporter, et certes ce détail mérite une forte attention et une vive curiosité, que le grand cavalier noir, au moment ou il allait donner le signal de la danse, avait harangué la multitude qui se pressait au pied de son tribunal. Cette harangue était comme une sorte de complainte, construite de certaine façon, dans un tour cadencé, et débitée avec un accent formidable et sur un refrain de guerre. Ces paroles me frappèrent tellement que je les gravai dans ma mémoire et que dès lors j’ai pu les réciter sans me tromper. Voici donc ce que le grand diable d’enfer psalmodiait, tandis que les sorciers dansaient :

Bien que le vent soit vif et la nuit noire et dure (1),
Et que la froide lune ait caché sa figure
Sous un nuage gris,
Satan avait parlé : — Votre fidèle troupe,
Enfants, s’est réunie ; et de ce joyeux groupe
S’élancent mille cris.
Les riches, cette nuit, dans leurs palais se traitent :
Oh ! que de voluptés, que de festins s’apprêtent,
Sur le velours et l’or !
Les flambeaux, les parfums et les danses bruyantes,
Les couronnes, les fleurs, les robes ondoyantes
Sur un joyeux accord.
Et l’écho de la rue a sur ses froides dalles
Au Lazare apporté les concerts de leurs salles.
Debout, vieux vagabond !
Armé de sa besace et fier de ses misères
Voici venir à nous, en raclant ses ulcères,
L’horrible moribond.

Hura ! notre voix gronde.
Rebut du genre humain,
Dansons joyeuse ronde,
En nous donnant la main.

Et la foule, en démence,
Dans une chaîne immense,
Rapide, se tordait,
Se foulait, se mordait.
Mille voix délirantes
En clameurs déchirantes,
Confuses, mugissaient,
Blasphémaient, maudissaient :

Hura ! notre voix gronde.
Rebut du genre humain,
Dansons joyeuse ronde,
En nous donnant la main.

Dès qu’on eut fini de danser, chacun des assistants se dépouilla de ses habits. J’imitai tous les mouvements.
Alors le cavalier noir appela ses serviteurs devant lui un à un. À mesure que l’un de nous se présentait, les compagnons du grand diable d’enfer lui oignaient le corps avec un certain onguent. Dès que cet onguent avait touché notre peau, nous étions métamorphosés en loups. Mon tour vint ; je m’approchai du tribunal du grand diable d’enfer. Ses compagnons me saisirent et j’eus horreur de moi, lorsque je me vis sur quatre pattes et que je contemplai la fourrure dont j’étais couvert.
En ce moment il se fit un grand bruit parmi nous. Le tonnerre tomba sur la forêt, un incendie épouvantable éclata, et à la clarté de ces flammes sinistres, la bande des loups dont je faisais partie se mit à courir à travers champs avec une telle vitesse qu’elle devançait les vents et qu’elle trompait la vue.
Tous les êtres que nous rencontrions, hommes, femmes et enfants étaient dévorés sans pitié.
Aux premiers feux du jour nous reprîmes notre forme ordinaire.
Et chaque nuit je venais en ce bois aux environs de Chastel-Chardon, et chaque nuit j’étais changé en loup jusqu’au lever du jour.
Sous cette forme, empruntée au diable, j’ai commis bien des meurtres, j’ai sucé le sang de plusieurs victimes. Lorsque j’ai été arrêté par les gens d’armes de M. de Choussée , je venais de faire mourir une femme qui cueillait des pois. Telles sont en bref, monseigneur, les abominations que j’ai commises. J’en demande pardon à Dieu, à votre sainteté et aux hommes. Le diable a été plus fort que ma volonté. Il s’est logé dans mon corps. C’est à vous de l’en chasser par la puissance que vous tenez de Dieu le père, de son fils Jésus, de la vierge Marie, des saints du paradis et de notre saint père le pape. Laissez-moi vivre pour expier des crimes qui sont le fait de Satan et non le mien. Délivrez-moi du malin, ainsi que Notre-Seigneur Jésus-Christ a délivré bien des démoniaques de l’esprit des ténèbres et de l’enfer, au lieu de les faire mourir. Couvrez-moi de votre pitié, monseigneur, et priez Dieu, par votre adorable intercession, de me remettre mes iniquités.
Ainsi parla le berger Pierre, accusé du crime de lycanthropie devant M. Jean Bon, saint inquisiteur de la foi au diocèse de Besançon.
L’audience avait été ouverte à huit heures du matin et close à midi.
À l’heure où les cloches de l’église paroissiale sonnèrent l’Ave Maria, on vit déboucher le jour même de ce procès un cortège funèbre sur la place de Besançon.
Trois échafauds avaient été dressés sur cette place : le premier était occupé par le saint inquisiteur et ses assesseurs ; le second était réservé au patient et le troisième devait servir de bûcher.
Sur ce bûcher, le berger Pierre, dont les prières avaient été repoussées, allait être brûlé à petit feu. Les dernières clartés du crépuscule combattaient contre les premières ombres de la nuit. Une foule de peuple, noire, compacte, bourdonnante, se ruait aux pieds des échafauds et l’obscurité qui régnait sur la place enveloppait tristement cette scène funèbre.
Au cri strident des trompettes, le peuple ondoie comme une onde tourmentée par un vent furieux. Le condamné paraît sur l'échafaud. Une sauvage acclamation, qui trahit autant d’impatience que de barbarie, salue sa présence.
Pierre est pâle et des larmes de sang s’échappent de ses yeux. Il est nu-pieds et couvert d’une chemise grossière. Ses cheveux sont rasés et sur sa tête est placée la mitre dont l’inquisition coiffe les criminels qu’elle a condamnés aux flammes du bûcher.
Sur cette mitre étaient écrits ces mots :

« Pierre, ancien berger, menteur, pernicieux, abuseur du peuple, devin, superstitieux du diable, blasphémateur de Dieu, présomptueux, malcréant de la foi de Jésus-Christ, idolâtre, cruel, dissolu, invocateur du diable, lycanthrope, assassin, apostat, schismatique et hérétique. »
Un des assesseurs de l’inquisiteur Jean Bon, docteur en théologie, prononce un discours sur les iniquités du condamné.
Après ce sermon, l’inquisiteur donne lecture de la sentence par laquelle Pierre était condamné à être brûlé, et l’exécution de cette sentence était remise à la puissance séculière.
Aussitôt ce malheureux est jeté sur le bûcher. La flamme pétille. On voit le patient enchaîné à un poteau se débattre dans d’affreuses convulsions. Il remplit la place de ses rugissements. Au milieu de la nuit, parmi cette foule, au pied de ces maisons qui regardent de toutes leurs croisées, ce bûcher, aux lueurs sanglantes, apparaît comme une des tragédies de l’enfer. Une terreur involontaire s’empare des assistants. Le silence se fait ; mais on n’entend plus les gémissements de Pierre, les flammes et les tourbillons de fumée ont étouffé sa voix.
Il a cessé de vivre : et les bonnes âmes vont en disant partout qu’elles ont vu le diable, sous la forme d’une chauve-souris qui s’échappait du corps de sa victime ; et qu’ainsi l’esprit malin avait été vaincu.

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